LifeSong Sailing

Le tigre blanc de l’Arctique

Texte écrit par Maurice équipier de la croisière d’août 2022 au Spitzberg

L’inspiration de cette histoire fictive lui est venu du dessin de tigre blanc réalisé par Raphaël (4 ans). Notre petit matelot avait préparé cette surprise pour Maurice et Géraldine et l’avait posé dans leur cabine avant leur arrivée à bord.


En cette fin de journée, nous étions heureux de nous mettre à l’abri. Il pleuvait depuis que nous avions quitté le bateau. Autour de nous des brumes en lambeaux parcouraient la lande en tous sens, une succession de lourds nuages gris voilaient l’horizon, rien ne venait plus séparer le ciel de la terre.

Le temps d’ouvrir la porte du Mellageret (1) qu’une bourrasque de vent mêlée d’eau glacée en profitait pour s’y engouffrer. La plupart des regards qui se braquèrent sur nous, étaient tous plus perçant que le vent de l’Arctique.

C’est lui qui dut nous apercevoir le premier. Tout au fond de la salle, plongé dans la pénombre, le vieil homme se tenait là, à l’écart, reclus, voûté sur un baluchon de fourrures, son fusil adossé au mur. Il venait de tirer du haut de sa botte une longue pipe pour en vider dans sa bouche le tabac du fourneau, la cendre le faisait saliver. Avec un plaisir animal, lentement, il en faisait tanguer la chique de sa langue noircie. Son visage, brûlé par la neige, donnait à sa peau les allures d’une vieille écorce tannée par les vents. Il se dégageait de lui un charisme presque hypnotique.

Il nous fit un signe.

— Ulaakut ! (2)

Avec un petit salut de la tête, nous répétâmes.

—Ulaakut !

Ulaakut, le seul mot que Denise, la lettrée du groupe avait réussi à nous apprendre.

Sans bouger, il nous invita à nous asseoir à ses côtés.

Jacques commanda une tournée de Isbjorn (3)

Le regard immobile sa pupille jaune sale fixait un monde auquel nul n’avait plus accès. Il tira une feuille de papier jauni d’une poche de sa parka. L’œil crépitait avec la joie d’un chercheur d’or exhibant sa fortune.

Il déplia la feuille sur la table avec une infinie précaution. C’était un dessin, celui que jadis un petit garçon lui avait donné dit-il : un magnifique Tigre blanc sur fond bleu.

À mi-voix, le vieil homme s’adressa à nous :

Vous savez ce que ce dessin raconte? :

C’est l’histoire de nos ancêtres, la légende, relate que notre monde fut un jour, plongé dans une obscurité totale. Aucun soleil ne venait en diluer les ombres. Plus aucune lune ne se levait pour éclairer le rêve des enfants. Après ce jour-là ; il n’y eut plus de jour et inlassablement, les nuits succédèrent aux nuits.

Puis marquant une pause comme pour nous dire, voici l’essentiel. Son visage s’anima.

La neige qui se ruait sur le sol sans discontinuer, mis peu de temps à effacer mers et montagnes, tout disparaissait sous d’immenses étendues glacées. La végétation déclinait, les animaux privés de nourriture dépérissaient, même les hommes ne pourraient plus échapper à la mort. Le monde allait s’éteindre… Les derniers anciens qui subsistaient, ont raconté avoir vu surgir par-delà l’horizon un fantastique tigre blanc, les rayures ondoyantes de son pelage parcouraient le ciel en tous sens en se perdant dans la nuit. Il finit par s’allonger sur le sol, couvrant de tout son corps la lande et les montagnes. Nul ne sait le temps qu’il resta ainsi, immobile. Quand il se releva. Le jour se disputait à la nuit dans un mélange de lueurs et d’obscurité. Des montagnes de pierres noires avaient surgi du sol, entrecoupées d’immenses langues de glaces blanches, qui se perdent encore dans la mer pour alimenter la vie.

Toutes les six lunes, l’esprit du tigre vient diluer la nuit. L’âme du tigre est toujours parmi nous, c’est le blanc qui s’oppose au noir, c’est l’âme de nos contraires.

Écoutez-là gronder, claquer, éparpiller ses blocs de glace qui crépitent et se perdent avant de refaire surface . Ils errent comme les nuages blancs dans le ciel, ils portent la mémoire des neiges d’antan.

François l’interrompant :

Et l’enfant du dessin ? Vous le connaissiez !

Non, je ne l’ai plus jamais revu. Il était très curieux et posait beaucoup de questions. Il doit être grand maintenant ! J’espère qu’un jour son chemin le conduira à recroiser le mien.

Et avec un demi-sourire :

Un peu comme le vent vous a poussé dans ce bar.

Ainsi pourrait se terminer l’histoire du Tigre blanc de Raphaël il a façonné les paysages du Svalbard en leur donnant ce pouvoir magnétique et qui nous a tellement bouleversés.

Épilogue :

Moi, ce qui m’a poussé dans ce bar pensait Lucas, c’est de me mettre au chaud avec une bonne bière…

Bon les gars ! Il faut y aller… Il va bientôt faire nuit, Emmanuelle nous attend, elle va s’inquiéter.

(1) « Mellageret » Café du bout du monde

(2) Bonjour

(3) Bière locale

Avant propos/Avertissement:

Attention, l’histoire qui suit est bizarre! Elle a été écrite lors de notre dernière croisière au Groenland (été 2021) par notre équipier et ami Laurent Catala.

Il faut savoir que Laurent est un personnage original et tout à fait unique en son genre. Son histoire reflète bien son esprit “sans limite”.

Le récit que vous vous apprêtez à lire, n’a rien de réaliste et l’on s’excuse d’avance si des groenlandais pourraient être offensés par ces mots. Le Kiviak existe cependant réellement et c’est probablement lorsque Laurent en a appris l’existence que l’histoire à commencé à germer dans sa tête.

Le kiviak est un plat d’hiver traditionnel du Groenland fait d’oiseaux, généralement des mergules, fermentés plusieurs mois dans le corps vidé d’un phoque.

Wikipedia

Laurent s’est inspiré des membres de la croisière pour forger ses personnages (désolé Hélène, Michelle, Annick et Gilles…)

Le reste n’est que fiction.

Bonne lecture!


LA CROISIÈRE DU KIVIAK

ou le banquet groenlandais

Par Laurent Catala

Chapitre 1 : L’équipage 

« Oh, ça me rappelle il y a dix ans quand j’étais sur l’île de Madagascar. J’avais accompagné des pêcheurs du coin qui chassaient des espèces locales de thon rouge et j’avais pu observer des variétés de méduses proprement sidérantes. Je vais consigner celles-ci dans mon rapport de voyage tant leur aspect me semble ex-cep-tionnel ! »

Penchée par-dessus le flanc du Lifesong Prince du Danemark, voilier voguant sur les flots grisonnants de la mer du Groenland, la biologiste Hélène du Lez se prêtait comme toujours avec un plaisir non dissimulé à ses propres observations, même si celles-ci, quoique remarquables, s’avéraient toujours fort éloignées des préoccupations du bord. 

Il faut dire qu’après des semaines de route, l’expédition entamée par le Lifesong Prince du Danemark approchait enfin de son but : trouver les terres boréales lointaines des peuplades inuit les plus isolées du Groenland où se cuisinait encore le plus mystérieux des kiviaq, cette fort subtile recette de volatiles entiers cousus avec plumes et entrailles dans une peau de phoque, avant d’être laissés à macérer plusieurs mois dans leur jus sous un tas de pierres, à l’abri du froid et des prédateurs. 

S’agissait-il là de la plus succulente facette de la gastronomie du grand Nord ? Le doute était permis. Mais un indigène ramené quelques années plus tôt des contrées les plus septentrionales à la cour du Danemark, et dont le Roi avait fait son favori, en avait tellement convaincu le souverain, vantant notamment les vertus de longue vie que la consommation d’un tel met procurait à son sustenteur, que le kiviaq était devenu comme un fantasme dans l’esprit du suzerain. Au décès de son protégé, le Roi du Danemark ne s’en laissa donc plus conter. Il lui fallait cette recette et aussitôt, il se mit en tête de missionner l’expédition la plus à même de la lui procurer. 

Cette mission, vous l’avez compris, c’est donc bien celle du fringant voilier Lifesong Prince du Danemark et de son non moins fringant Capitaine, le Marquis Christophe de Votat. Plus désireux d’ouvrir de nouvelles routes maritimes et de se couvrir d’honneurs, que d’agrémenter le faste des banquets du Roi d’une nouvelle ligne au menu, le Marquis accepta sans ciller cette digne opération. Accompagné du jeune quartier-maître Antoine de la Mèche Blonde, il guidait la bonne marche nautique de cette royale destinée. 

Pour trouver la bonne route, c’est une aventurière québécoise, spécialiste de ces terres gelées et hostiles, que le Roi du Danemark avait choisie. Emma Coutu du Lac Saint-Jean avait arpenté le Groenland de long en large, le traversant en chien de traîneau, en kayak et en ski au cours de nombreux raids plus dangereux les uns que les autres. Bien que cette expédition les dépassait de loin, en visant à trouver les populations les plus sauvages et isolées, sa connaissance des lieux, de la langue, des us et des coutumes, s’avérait essentielle. C’est d’ailleurs à elle, et à elle seule, qu’un vieux chaman inuit extirpé quelques jours plus tôt de sa vieille cabane en tourbe, avait accepté d’indiquer la direction du village ignoré de toutes les cartes, où le fameux kiviaq tant recherché figurait encore à l’étal des traditions. Certes, le vieux bougre avait oublié lui-même si ce plat était plus un mythe qu’une réalité, mais la perspective d’atteindre enfin, après tant de jours de navigation, ce point mal situé du globe aux portes du Pôle, avait stimulé toutes les ardeurs. 

Pour mener à bien cette mission donc, le Roi avait bien fait les choses et l’équipage se complétait de la plus belle façon. Outre la déjà entraperçue Hélène du Lez, biologiste réputée, enrôlée pour asseoir la portée scientifique de l’aventure –  et accessoirement pour valider la qualité des ingrédients du fameux kiviaq – on trouvait aussi à bord : Michèle Cale Sèche du Crotoy, œnologue et sommelière officielle de la cour, spécialement chargée par le Roi de trouver quels vins et breuvages seraient le mieux susceptibles d’accompagner le fameux kiviaq ; L’archiprêtre Laurent du Roussillon, à la fois cureton obséquieux et courtisan arriviste, tout autant désireux de bénir de ses vaines paroles liturgiques le sacro-saint repas que d’évangéliser au passage les populations en détenant le secret ; Gilles de Vendée Bon Marché, médecin du bord, présent pour veiller aux bonnes vertus digestives du dit kiviaq ; ou encore et surtout la très fameuse Annick des Sables Colonnes, comédienne lyrique et ancienne maîtresse du Roi, devenue par la même l’incontournable récipiendaire du protocole de la cour qu’elle entendait ainsi continuer de superviser jusque dans la validation de cette nouvelle recette avant-gardiste.

Toute entière tournée vers sa mission, cette fière équipée de cœurs vaillants donc, autant dévouée à la réussite de sa singulière quête qu’aux inestimables retombées personnelles que cette découverte culinaire ne manquerait pas d’apporter à leurs propres privilèges et réputation, ne put donc s’empêcher de frémir d’impatience et de plaisir lorsque le petit village perdu apparut enfin à l’horizon. Niché au détour d’un fjord enneigé, il attirait leur regard comme un aimant qui aurait affolé la boussole de leur tentation. Et quand les premières embarcations en peaux de bêtes commencèrent à entourer le Lifesong Prince du Danemark, chacun savait que l’expédition était arrivée à son but. Restait maintenant à découvrir ses habitants et les attributs de ce fameux kiviaq qui les avaient conduits à parcourir une si longue route aux confins du monde connu.

Lifesong qui arrive dans un village groenlandais

Chapitre 2 : L’arrivée au village 

« Comme ils ont l’air charmant », s’exclama Hélène à qui voulait bien l’entendre. « Ils me rappellent une tribu que J’ai bien connue sur les rivages de la Côte d’Ivoire. » 

« Ils n’ont pas l’air d’avoir soif », poursuivit Michèle. « Sans doute, une qualité permise par leur fantastique acclimatation à la rudesse de ces climats », acquiesça le docte docteur Gilles.

« Ils ont des trous à leurs chaussettes », se contenta de dire la belle Annick, pour qui cela semblait déjà contrevenir à la bienséance du protocole. « Si Paris valait bien une messe, c’est toute une procession qu’il faudrait convoquer pour convertir de tels gueux », s’empressa d’ajouter, narquois, l’Archiprêtre pour qui le meilleur mot était toujours le dernier pour peu que ce soit lui qui l’eût prononcé. 

Tandis que le jeune quartier-maître Antoine abandonnait déjà son regard vers les plus jeunes et jolies filles de la tribu, qui lui faisaient signe depuis les maisons, et que le capitaine de Votat cherchait lui de son côté les plus belles formules pour agrémenter les prérogatives diplomatiques d’usage de sa mission, seule l’expérimentée Emma demeurait un peu à l’écart de la contemplation générale satisfaite

« Ils ont l’air bizaâârre », glissa-t-elle avec son charmant accent gaspésien sans que personne n’y prêta attention.

Car déjà, les premiers Inuits se portaient à hauteur du pont. Le mouillage effectué, la délégation au grand complet mit la chaloupe à la mer pour pouvoir enfin débarquer. Quelques encablures plus loin, elle faisait ses premiers pas à terre au milieu d’une population à l’accueil bon enfant et des plus enjoués.

Entouré par cette masse débonnaire, qui tâtait autant des doigts que du regard ces voyageurs étrangers, l’équipage du Lifesong Prince du Danemark se fit alors conduire jusque devant la plus grande hutte du village. En sorti dans son plus bel apparat un bien étrange personnage. Surmonté d’une coiffe qui s’avérait être une tête de morse avec ses deux dents proéminentes, vêtu d’oripeaux d’ours lui donnant une touche altière à faire pâlir le Marquis de Votat, le chef du village les accueillait avec une bienveillante bonhommie tandis que ses sujets redoublaient de sourires ricanants et proféraient hourrah et youppie (en langue du crû, bien entendu). 

« E-mma ? Ma chère enfant. Veuillez informer ce grand escogriffe du caractère royal de notre mission je vous prie », demanda le Capitaine-Marquis, visiblement soucieux de paraître à la hauteur du prestige du cérémoniel vestimentaire en ajustant ses manches et son chapeau avec toute la prestance exigée par sa fonction. 

« Grand chef, nous sommes icitte missionnés par son altesse le Roi du Danemark pour lui faire découvrir la recette du kiviaq dont votre villaââge semble avoir conservé le secret », s’essaya à traduire avec bien plus de diplomatie la polyglotte Emma, dans le dialecte inuit qui lui semblait le plus approprié. 

Le vieux chef sembla la comprendre et en parût fort content. Il opina de la tête tout en adressant de grands gestes à ses administrés. Il désigna ensuite une grande construction centrale où déjà s’activait toute une fourmilière de ses villageois. « Ils ont l’air de vouloir rapidement nous inviter à table », se félicita Hélène du Lez. « C’est tout à fait dans l’esprit d’accueil de ces peuplades primitives et cela me rappelle d’ailleurs un de mes voyages sur l’Orénoque où le chef du village avait tout de suite saisi que j’avais grand-faim sans pour autant connaître aucun des mots que je lui disais », glapit-elle au capitaine. Mais celui-ci, pas plus que les fois précédentes, ne l’écoutait vraiment. « Comte de Votat… Non, duc de Votat, voilà qui me conviendrait fort bien… », se disait-il à lui-même en imaginant déjà son retour triomphant à la cour du Roi. 

chef du village inuit avec morse sur la tête

Chapitre 3 : Le repas

Devancée par leurs hôtes aussi pressés que pressants, la délégation se fit conduire dans le bâtiment. La pièce était sombre, mais haute. En son centre, un foyer illuminait les lieux, où déjà brillaient mille lueurs qui semblaient être les yeux des villageois attroupés autour des visiteurs. Ceux-ci furent invités à se rapprocher tandis que plusieurs indigènes faisaient irruption avec ce qui paraissaient être de grands sacs. Ils les disposèrent au milieu de la salle sous les vivas de leurs congénères de plus en plus excités. Visiblement, les préparatifs avançaient. 

« Ça empeste », releva Annick au moment où les autochtones déchiraient les peaux des sacs. À cet instant précis, un flux difforme de chairs et de plumes se répandit au sol, provoquant l’extase des habitants des lieux. « Ooooh !  Et l’on n’a même pas un petit Chardonnay pour accompagner tout ça », regretta Michèle. « Un véritable nid à bactérie », professa le docteur Gilles en compulsant son petit bréviaire médical illustré pour s’assurer de la véracité de ses propos. 

Tels des gloutons friands, les Inuits commençaient à dévorer les proies putréfiées s’échappant des besaces gluantes, non sans en offrir quelques morceaux de choix à leurs invités de marque. La libation commençait. Des petites écuelles de portion bien choisies leur furent ainsi présentées tandis que l’atmosphère changeait brusquement. De festive et sympathique, l’ambiance devenait subitement plus orgiaque. Les villageois s’empiffraient comme des morses affamés et leurs bruits déglutis s’apparentaient désormais à quelque bacchanale sauvage déferlant sur la banquise comme le souffle du blizzard. 

« Mais, c’est ignoble », susurra Annick qui n’avait pourtant fait que sucer son doigt glissé dans la chair gélatineuse ». « Proprement infect », acquiesça le docteur en hoquetant. « Ooooh !  Ce n’est pas si mauvais » tempéra Michèle qui avait déjà vidé sa gamelle. « Avec un chablis, ça serait même gouleyant », asséna-t-elle même à ses compagnons médusés. 

Observant l’évolution de la situation, l’Archiprêtre Laurent, qui était resté en retrait jusque-là, tira la tunique du Capitaine. « Ça tourne mal, Marquis. Regardez ces sauvages. Ils sont ivres de cette nourriture, comme des loups à la pleine lune, et leurs yeux scintillent à présent comme les flammes de l’Enfer. » Effectivement, les Inuits entraient désormais dans une sorte de transe digestive effrayante. Ils bavaient de plaisir en roulant des yeux de flétans. Leurs cris ressemblaient de plus en plus aux hululements de goules. « Il serait sans doute plus prudent de regagner le bateau », poursuivit l’homme de Dieu tout en entraînant discrètement à sa suite le désormais bien moins sémillant capitaine. 

Voyant l’homme de robe et le marin s’éclipser discrètement, Emma tira à son tour le paletot du quartier-maître Antoine, qui saisit à son tour doucement le col d’Annick pour se rapprocher de la sortie de la hutte. Tout deux avaient soigneusement pu éviter tout contact avec la nourriture. Mais pour Hélène, Michèle et le Docteur Gilles, la situation semblait plus compromise. Plus en avant du festin, les Inuits les entouraient, paraissant déjà les dévorer des yeux. « Cela me rappelle la fois où une bande de kanaks voulut me faire manger une tortue à peine bouillie au large du Vanuatu », tenta d’expliquer la biologiste à son voisin, un solide pêcheur au regard vitreux et au rictus dégoulinant de bave. Elle ne finit pas sa phrase que ce dernier lui croqua la moitié de la main avec le bruit d’un piège se refermant sur la patte d’un ours. Le hurlement de douleur d’Hélène du Lez scella son festin, enfin plutôt son destin, et une dizaine d’Inuits se jetèrent sur elle comme une meute de hyènes se précipitant sur un phacochère.

 « Mais !?  Voulez-vous bien laisser Madame du Lez », protesta le docteur. Ses lunettes ayant glissé de ses yeux du fait de la bousculade, le praticien ne percevait qu’indistinctement le dramatique de la situation. Il se tourna alors vers Michèle pour obtenir son soutien face à un tel manque de courtoisie. Il ne vit donc pas très bien que le regard de la sommelière avait lui aussi changé. Enivrés par la chair putride, ses yeux avait pris le même aspect abject et exorbité que ceux des indigènes. Ses traits déformés exprimaient désormais une haine sans nom et sa bouche s’ouvrit sur une rangée de dents qui, tels des crocs, paraissaient avoir triplé de volume. D’un bruit sec, elle referma son bec sur la gorge du malheureux docteur. Celui-ci ne sut lui répondre que par un gargouillis vocal de sang mêlé d’incompréhension. 

Chapitre 4 : la fuite

Les habitants et Michèle occupés à dévorer Hélène et le docteur, Emma, le quartier-maître Antoine et Annick à demi-inconsciente purent s’extirper de la cahute. Mais, en regagnant le grand jour, ils virent que le Capitaine et l’Archiprêtre ne les avaient point attendus. Ils ramaient prestement comme des damnés sur la chaloupe à mi-chemin du Lifesong Prince du Danemark, sans jeter le moindre regard en arrière. 

Ils n’eurent pas le temps de leur adresser le moindre juron, car derrière eux déjà les premiers villageois zombifiés étaient sur leur pas, ainsi que Michèle devenue bien malgré elle la première louve-garou picarde maritime de l’histoire depuis la création. « Par icitte ! », cria Emma en désignant un attelage de chien de traîneau à l’orée du village. Derrière eux, les sauvages hurlaient et couraient de plus belle, comme autant de ventres affamés. 

Guidés par leur chef, dont les dents de morse du couvre-tête paraissaient elles-mêmes avoir participé à la mastication générale, un grand nombre des Inuits se dirigèrent vers l’eau. Ils avaient eux aussi aperçu au loin la chaloupe regagnant le voilier, et comme déguster le capitaine des visiteurs leur paraissait l’option culinaire la plus raffinée, il leur sembla prioritaire d’aller s’emparer de cette portion de choix en premier. Les premiers kayaks furent mis à la mer dans une bordée de vociférations inhumaines tandis que les pagaies brassaient l’eau à la vitesse du rorqual. Le Lifesong Prince du Danemark n’était plus qu’un garde-manger flottant à portée de leurs griffes. 

Pendant ce temps, à peine poursuivis par une dizaine d’entre les sauvages, parmi lesquels Michèle tenait la corde, Emma, Antoine et Annick avait atteint le traîneau à chien. Les animaux étant déjà harnachés, Antoine disposa Annick, tout à fait évanouie maintenant, sur la banquette et s’empara des rênes. Emma se chargea de défaire la traîne qui entravait l’engin. Elle parvint à la détacher et esquiva l’assaut d’un premier Inuit en l’assommant à l’aide d’une dent de narval. « Démarre !  Enweye ! «, cria-t-elle à Antoine tout en cherchant à s’accrocher au traîneau. Mais, surgissant tel un diable sorti de sa boîte, Michèle la plaqua au sol. En s’éloignant, Antoine ne put que voir les canines hypertrophiées de Michèle s’enfonçant dans la cuisse d’Emma tandis que la neige rougeoyait sous leurs corps. Pour elle aussi, il était trop tard. 

À bord du Lifesong Prince du Danemark, la situation n’était pas moins désespérée. Sitôt arrivés à bord, le Capitaine-Marquis et l’Archiprêtre avaient bien tenté d’appareiller, mais propulsés par une force maléfique, les sauvages s’étaient abattus sur eux comme une nuée de sauterelles. À peine les premiers Inuits montés à bord, le Sacristain s’était mis à escalader la grand-voile comme s’il voulait directement rejoindre le ciel. Il n’atteignit même pas la plus haute vergue que les premiers assaillants lui grignotaient déjà les mollets.

Dans les entrailles du bateau, l’officier de marine cherchait lui aussi quelque refuge miraculeux au milieu de ses cartes et souvenirs de voyage. Un placard lui parût assez spacieux pour pouvoir s’y cacher. Las, le pan de sa redingote vint se coincer dans l’ouverture indiquant aussi sûrement sa présence au chasseur que la queue du lièvre dépassant du terrier. Son cri de désespoir au moment où sa cache fut ouverte se conjugua aux gloussements ravis de ses bourreaux transis. 

traineau à chiens sur la calotte glaciaire

Épilogue : Sauvés ? 

Du haut de la colline qu’il avait pu gagner avec son attelage. Antoine contemplait avec effroi le pillage morbide du Lifesong Prince du Danemark. Malgré tout ce désastre, il se sentit enfin lui-même un peu à l’abri. Ses poursuivants avaient été distancés et, sous ses yeux à l’horizon, l’immensité du plateau glaciaire ressemblait à un sésame pour l’espoir. En tournant la tête, il observa Annick qui paraissait dormir, bien que la pâleur de son visage ait déjà quelque chose d’inquiétant. 

« Allez ! », se dit-il comme pour se donner plus de courage en encourageant ses chiens à poursuivre leur course. « En allant tout droit vers le sud, nous parviendrons bien à rejoindre quelque poste isolé de la civilisation ». Inconsciemment, Antoine se relâchait un peu. Il se voyait déjà racontant son incroyable histoire dans une taverne animée du port d’Hambourg, de Londres ou de Copenhague. Il souriait presque, savourant la bonne étoile qui l’avait tiré de ce pétrin insensé. La vie s’offrait de nouveau à lui.

Perdu dans ses pensées, il ne vit pas que, subrepticement, Annick avait doucement ouvert son œil, portant sur lui un regard lugubre et immobile. Lentement, sa bouche s’était ouverte, dévoilant la longue blancheur mortuaire d’une dent gourmande aux aguets. Tandis que les derniers échos s’élevaient du village au loin et de son banquet funeste, le traîneau n’était bientôt plus qu’un point noir sur la piste immaculée.

Un point noir qui bientôt disparut comme dévoré par les derniers rayons du soleil arctique. 

Écrit par Christophe, le Capitaine de LifeSong à la fin de la traversée vers le Groenland

En ce début de mois de juin, notre agenda s’est soudainement bousculé par l’ouverture du Groenland au tourisme. 
Nous avions échafaudé de nombreux plans et avions essayé d’anticiper la vaccination pour ne pas nous retrouver bloqués par un passeport vaccinal qui risquait d’être imposé pour tout déplacement à l’étranger. 
C’est pourquoi notre date de départ demeurait fixée à notre deuxième dose le 5 juin.

Mais rien n’était joué car, pour se rendre au Groenland, les routes à emprunter peuvent être tumultueuses; variées par des options plus ou moins risquées. Une route Nord, par l’Irlande, les Feroés puis l’Islande pour redescendre le long de la cote Est du Groenland, sans pouvoir s’y arrêter à cause du pack transporté par les courants polaires. Soit par le Sud vers les Açores et les États-Unis… Soit directe car le timing ne nous permettrait plus d’envisager les autres options.

Le compte à rebours était lancé et de grosses dépressions traversaient l’Atlantique générant des vents de 100km/h proche des côtes irlandaises. 

Imaginez vous être accroché sur le dos d’une tortue et devoir prendre un itinéraire pour traverser une autoroute lors d’un retour de vacances!!

L’équipage s’est composé en dernière minute et, avec du recul, il aurait pu être difficilement mieux choisi.
Nous sommes 4 à bord, chacun notre cabine et notre douche. Quel luxe.

Après une semaine d’attente à la pointe Ouest d’Irlande sans débarquer, à apprendre à nous connaître, nous nous lançons pour cette transatlantique un peu spéciale .

Un début un peu rude, une bonne mise en situation de ce qui nous attend pour la suite, car la route est longue et l’arrivée semée d’embuche (icebergs).

Et là, la vie prend une autre mélodie.

Des quarts de nuits toutes les trois heures, alternés au fil des journées. 
Un autre confinement? C’est à peu près ça, avec autour de soit l’immensité de l’océan, des journées rythmées par les éléments et les menus improvisés en fonction de la météo .
La nuit, parfois même la journée, on pense à ceux que l‘on a laissé sur le quai qui nous regardaient nous éloigner vers l’inconnu, à ceux que l’on à hate de retrouver, s’inventant ce moment si délicat qui réconforte. 
À ceux qui nous sont chers que l’on a pas vu depuis trop longtemps, à qui on aimerait dire que l’on pense souvent à eux, et pourtant, que l’on n’en prend jamais le moment .

Aux repas, on se retrouve tous les quatre dans le carré, pour discuter, et souvent rire aux larmes.

On s’invente des histoires sur une course improbable, BANTRY (Irlande) — QAQUOORTOQ (Groenland).
Où les plus fous accepteraient un règlement insensé: mise à la cape obligatoire pendant 24h, 100 Milles nautiques minimum d’ancre flottante à tracter, etc.
Quant-aux bateaux, ils devraient répondre à certains critères étranges comme un air bag anti-Iceberg, un gréement minuscule, une vache à eau noire accrochée dans le mat, une machine à laver le linge traînant dans le sillage et un lave-vaisselle sur moteur atomisant les assiettes à plus de 1000 trs/ min. (note: délire total de la part de l’équipage)

Huit jours et le cap Farvel grossit sur notre carte, les premiers icebergs ont pointés le bout de leurs nez sur notre radar. C’est notre Furuno qui aura sa double ration de Rhum!!
Encore un petit bout de route mais le plus dur est derrière nous.

Dans une semaine, les retrouvailles seront belles et bien réelles de mes amours qui occupèrent toutes mes nuits 
À mon Amour, mon Raphou et ma petite Jade

Comment a-t-on pu laisser notre belle Venus en Polynésie pour acheter un bateau cycloné sans le voir aux Caraïbes…

Découvrez toute l’histoire!

Le 1er septembre 2017, notre petit Raphaël est né à Tahiti, Polynésie Française. À ses trois jours, il était déjà à bord de notre bateau Venus, Baltic 51. Les navigations se sont ensuite succédées dans ses premières semaines de vie.

On était au chaud les pieds dans le sable avec tout le temps du monde pour apprécier ces premiers moments en famille.

Christophe ne pouvait cependant pas s’empêcher de penser…

Pourquoi pas un plus grand bateau?

Raphaël avait encore son cordon ombilical que Christophe m’assurait qu’il nous faudrait un plus grand bateau… Son argument irréfutable était que Raphaël prenait beaucoup trop de place du haut de ses 53 cm… J’ai innocemment accepté qu’il regarde les voiliers à vendre en pensant qu’aucun ne rencontrerait nos critères et surtout notre budget. J’avais sous estimé l’efficacité et la détermination de mon Christophe… Connaissant probablement les bateaux de Yacht World par coeur, cela lui prit peu de temps pour commencer à me convaincre que ce beau et grand Garcia 68 nommé LifeSong serait notre maison idéale. 

Ses arguments de vente: vingt et un mètres, en aluminium, construction française, de 1997, quatre grandes cabines et quatre salles de bain, un grand pic avant (pour pouvoir mettre des kayaks), une cabine isolée avec double portes pour Raphaël, deux cockpits (dont un avec une table), des nombreux hublots (plus de trente!), l’espace pour installer une laveuse, une immense cuisine avec grand frigo, congélateur, machine à café et même un lave-vaisselle et l’élégante beauté des lignes de LifeSong.

Après Irma…

Allez pourquoi pas! Le problème restait toujours le prix et en y réfléchissant; l’emplacement. Selon le site de vente, le bateau serait à Saint-Martin; où Irma avait fait des ravages il y a une semaine… Avoir une réponse d’un agent après cette catastrophe naturelle était un sacré défi.

Heureusement, avec l’aide d’un broker de Papeete, nous avons découvert que le bateau était bel et bien à Saint-Martin lors de l’ouragan… LifeSong ne faisait pas partie des milliers de bateaux ayant coulés. Il avait bravement survécu à cogner pendant des heures sur un quai de béton. Un catamaran ayant démâté dessus, LifeSong avait également perdu son mât causant de gros dégâts sur le pont. 

Vu la quantité d’épaves à Saint-Martin, le processus fût long pour avoir des photos précises des dégâts. Christophe commença à détailler les futurs travaux, à communiquer avec des fabricants de mât pour connaître les prix, à faire un budget et un échéancier. Sous les cocotiers de Polynésie, il commençait son obsession de LifeSong jusqu’à en créer une chanson pour notre jeune mousse! 

C’est au début janvier que l’on reçu LE courriel décisif. Nous pouvions rachetez le bateau à l’assurance via l’ancienne propriétaire, mais il fallait faire vite! On s’est lancés! Sans voir le bateau et sans totalement savoir dans quoi on s’embarquait, on quitta dans la hâte, l’excitation et la nostalgie la magnifique Polynésie et notre belle Venus.  

Un nouveau départ

Après notre retour à Montréal pour signer les papiers de vente, Christophe alla au plus vite rencontrer notre nouvelle acquisition. Moi, je restais avec Raphaël dans l’hiver québécois. 

Cinq mois après Irma, Saint-Martin était encore dans le chaos. Plusieurs chantiers de réparations avaient commencées, mais de nombreuses maisons n’avait toujours pas de toit. Les voitures étaient toutes cabossées; les vitres brisées. L’aéroport, détruit, était remplacé par des tentes. Des centaines de bateaux coulés créaient un champ de mines à travers le lagon. Les émotions et le questionnement, emplissaient la tête de Christophe avant même de découvrir LifeSong. 

La marina qui devait auparavant être la plus luxueuse de l’île était maintenant entourée d’épaves dont un yatch de milliardaire de 50 mètres en plein milieu des quais. Comment LifeSong avait-il pu survivre à ce désastre? 

Rencontre avec LifeSong

Dès son arrivée, Christophe fit méthodiquement le tour du propriétaire vérifiant l’état des fonds, du moteur, du groupe électrogène et de la structure complète, espérant avoir bien planifié ses réparations. Il prenait maintenant conscience de l’aventure dans lequel il nous embarquait… De l’ampleur de l’énergie à déployer dans les prochains mois.

Nous avons évidemment eu quelques mauvaises surprises. Suite à l’ouragan, les rats avaient gagné tous les recoins de l’île à la recherche de nourriture. Ils ne restèrent pas longtemps dans notre voilier, mais juste assez pour abîmer des boiseries et nous laisser des crottes un peu partout… 

Le chaos post-Irma entraîna également énormément de vols à travers Saint-Martin, le bateau fût donc dépouillé de tout l’électronique, du moteur hors bord, de l’annexe et de l’équipement de plongée, bref de plusieurs éléments qui faisaient grimper la facture.    

Autrement, l’intérieur du bateau était magnifique, spacieux et mieux encore que nous l’avions imaginé. L’extérieur était lui épouvantablement triste à voir… On se consolait en voyant qu’aucun winchs (extrêmement coûteux sur un voilier de cette taille) n’avaient souffert et que le pont en teck malgré quelques réparations à faire était magnifique. 

Une quantité inimaginable de travail nous attendait, mais nous étions confiant que LifeSong ferait le plus beau des bateaux charter pour les régions polaires.

Et maintenant…

Par où commencer un chantier d’une telle grandeur? Déjà, il fallait sortir le bateau de l’eau. Suite à la catastrophe, les chantiers de Saint-Martin avaient tous triplé ou quadruplé leurs tarifs en sachant très bien que ce ne seraient pas les clients qui manquent. Les ouvriers allaient certainement en faire de même et l’approvisionnement en matériaux restaient encore difficile même plusieurs mois après Irma. Pour ajouter à cela, nous allions bientôt retomber en saison cyclonique… À l’idée de peut-être voir notre travail terrassé par une nouvelle tempête, on pris donc la folle décision de partir vers Trinidad. 

Une traversée périlleuse 

Une navigation de 600 miles nautiques à travers les Caraïbes avec un bateau sans mât et un bébé de sept mois! Un plan ambitieux, mais réaliste après une révision complète du moteur et l’achat d’équipement essentiel.

Nous avons donc quitté le triste lagon de Saint-Martin sous la chaude pluie du mois d’avril. Plus on s’éloignait de la côte, plus le stress de l’équipage augmentait à la vue de la houle grandissante. Nous étions finalement qu’une coquille de noix en plein océan! Seul Raphaël restait d’un calme et d’un enthousiasme surréaliste face à la situation. 

On pourrait qualifier notre première navigation vers Saint-Kitts et Nevis de «Rock and Roll». La forte houle et les orages nous secouaient de tous les côtés. Je vous laisse imaginer les mouvements saccadés d’un voilier sans mât avec un fort tirant d’eau dans des vagues désordonnées. Assez désagréable. Après deux heures en mer, j’étais prête à prendre l’avion avec mon pauvre petit coco à n’importe quel prix. Heureusement, le vent s’est calmé et nos corps de sont tranquillement habitués à ces embardées chaotiques.

Cela nous prit un bon trois semaines pour rejoindre Trinidad en s’arrêtant dès que la température s’annonçait trop costaude. Presqu’à chaque mouillage, des marins arrivaient en annexe pour nous proposer de l’aide pensant que nous venions de démâter. Leurs surprises semblaient toujours plus grandes une fois qu’on leur annonçait que nous faisions cette navigation volontairement avec le bateau dans cet état et avec notre bébé.  

Quelques petits problèmes techniques…

Comme nous étions toujours au moteur et que les casiers sont souvent reliées à des bouteilles de plastique transparentes qui disparaissent dans les vagues… Nous avons certainement atteint un nouveau record de lignes de casiers prient dans l’hélice. À six reprises, nous avons du plonger pour retirer les débris de bouts et ce, souvent dans des conditions difficiles.

Un autre problème récurent que nous avons eu était dû à l’énorme quantité de sargasses (algues) dans les Caraïbes qui crée d’immenses îlots flottants souvent impossible à contourner. Nous avons donc eu mainte fois le moteur privé de son arrivé d’eau de mer. Au moindre changement de régime, Christophe devait bondir dans la calle moteur pour vider le filtre à eau de toutes ces algues.

Mais malgré tout, nous sommes arrivés glorieux dans la Baie de Chaguaramas prêt à affronter le chantier sans fin qui nous attendait.

Le chantier

À peine trois jours après notre arrivée, nous sortions le bateau de l’eau au chantier de Power Boats. Cela nous permis de découvrir rapidement les dessous de LifeSong qui heureusement ne présageait pas de catastrophe. Les dégâts s’étaient bel et bien limités au dessus de la ligne de flottaison. 

À cause de son tirant d’eau de 3,05 mètres, LifeSong était à la limite de frôler le sol même dans l’énorme travel-lift. Le chantier décida donc de nous creuser un trou pour la quille à l’aide d’un tractopelle pour pouvoir rabaisser au maximum le bateau. 

Une fois posé sur les bers, nous commencions à dépouiller LifeSong de tout ce qui ne serait pas nécessaire pendant les travaux. On a commencé par remplir un premier locker, puis un deuxième, pour que finalement le chantier nous fournisse une pièce complète pour compléter le stockage sans fin.

Le plus dur de ce début de chantier, était de devoir démonter les deux cabines avant et une bonne partie du carré pour avoir un accès direct à la coque. L’intérieur, si beau et parfait, était maintenant en pièces détachées dans nos nombreux entrepôts.

Les travaux de soudure

Les soudeurs devaient attaquer les réparations le plus vite possible car cette étape seraient certainement la plus laborieuse. On pensait pouvoir décabosser l’aluminium en majeure partie, mais selon les ouvriers, il était plus facile de tout découper pour ensuite ressouder de nouvelles plaques. On a donc suivi l’avis des experts et en peu de temps on s’est retrouvé avec dix mètres de coque en moins! Étape très impressionnante pour nous, pour les soudeurs et surtout pour tous les navigateurs qui longeait la clôture du chantier. 

Une fois les nouvelles plaques d’aluminium soudées, notre délicat bateau s’était transformé en Frankenstein. Malgré cette allure monstrueuse, on était heureux de se dire que le plus gros était accompli. Nous avions malheureusement sous-estimé les travaux de peinture… Pour redonner des formes parfaites à la coque, nous avons dû enduire de pâte la majeure partie du bateau pour ensuite tout poncer.  Ce ponçage extrêmement physique s’effectue manuellement avec une cale d’environ un mètre. Un travail presque inhumain qu’on a dû faire en boucle pendant plus de huit semaines. Les épaules de Christophe doublèrent de volume vue le nombre d’heures passées en équilibre sur les échafauds à voir la pâte rouge se réduire en poussière encore et encore. 

En alternance avec les travaux de peinture, la soudure terminée, on pouvait maintenant «reconstruire» l’intérieur du bateau! Enfin, on avait l’impression d’avancer au lieu de reculer. Il fallait d’abord ré-isoler chaque bout d’aluminium pour éviter la condensation dans les eaux plus froides. Puis, replacer les murs et les meubles en érable. Les formes de la coque dans la cabine avant ayant légèrement bougées avec les nouvelles plaques, l’ajustement des meubles fût à refaire pour arriver au millimètres près. Un travail de précision réalisé avec la patience de Christophe autrefois rénovateur de meubles anciens.

Un nouveau mât

Pour compléter nos journées déjà bien remplies, nous devions en simultané préparer le reste du chantier. Le mât, commandé dès l’achat du bateau, était en construction en France. Fabriqué par la compagnie Maréchal en Vendée, il serait presque à l’identique de celui construit il y a 20 ans excepté qu’il serait en trois morceaux pour pouvoir voyager jusqu’à Trinidad par conteneur.   

Et tant qu’à avoir un immense conteneur qui arriverait de France en milieu de chantier, pourquoi ne pas le remplir au maximum de tous les matériaux nécessaires et difficiles à trouver en Amérique du Sud? On l’a remplit sans trop de difficulté : annexe, bouts, outils, literie, isolation, tuyaux, kayaks, etc.

Faire venir un conteneur est plutôt simple sur papier, mais en réalité tout est mit en oeuvre pour que l’importateur paye le plus gros montant. Ayant sa marchandise en «otage», on se rends vite compte qu’on a le plus petit bout du bâton. Malgré plusieurs frustrations, il fût possible d’importer l’ensemble de notre matériel sans payer de douanes ou de taxes. Ceci n’est pas possible partout, mais Trinidad fait partie des endroits où les plaisanciers peuvent importer sans trop de problème.

Le conteneur arrivé, la suite des travaux un peu plus techniques ont commencés. 

Les travaux de mât évidemment: manchonnage des trois sections, installation des bouts, câbles électriques, barres de flèches et gréement. Puis, la stressante opération de remâtage avec une grue gigantesque. De voir une bonne partie de notre budget se cambrer et flotter dans les airs au bout d’une corde était un moment particulièrement fort en émotions!    

Travaux multiples

Je me suis également attaquée aux travaux de couture pour réaliser nos deux capotes, un taud de grand voile, des pochettes à outils et des housses multiples. Ayant apprise à coudre il y a moins de deux ans et principalement des articles de bébé, le défi semblait de taille. Mais finalement, si l’on a du bon matériel et que l’on suit bien les étapes de fabrication,  faire une capote n’est finalement pas si complexe.  Il suffit de croire en ses capacités, d’y aller tranquillement et de faire preuve de créativité.

De nombreux autres travaux ont occupés nos soirées et même nos nuits jusqu’au tout dernier jour. Nous étions littéralement dans une course contre la montre. Heureusement, plusieurs personnes sont venues nous aider pour une heure, une journée ou plusieurs semaines apportant leur savoir-faire et leur énergie. Une arme indispensable pour gagner cette course effrénée. 

Et notre bébé dans tout ça?

De ses 7 à 16 mois, Raphaël était présent à presque toutes les étapes du chantier. Ne connaissant pas vraiment d’autre vie, pour lui, c’était sa routine de s’endormir avec les bruits de perceuse, de partir constamment en vélo chercher du matériel dans différents magasins et de jouer entre les outils de papa sans rien toucher. Il a même appris à marcher sur le chantier ayant comme motivation d’atteindre les échelles des bateaux (qu’il réussissait à grimper bien avant de savoir marcher).

Mes journées de travail étaient donc rythmés par les siestes de Raphaël qui me permettaient de mettre la main à la pâte sans distractions.

Évidemment, cet environnement n’est pas l’idéal pour un bébé, mais Raphaël a fait preuve de beaucoup de patience et d’écoute tout au long de l’aventure. Et il nous a surtout apporté du bonheur et de la bonne humeur dans les jours plus gris.

Je suis certaine qu’en y repensant dans quelques années, on se qualifiera nous-même de fous d’avoir traversé ce chantier avec lui, mais finalement, lorsqu’on est dedans on le fait en regardant droit devant sans se poser de questions et ça avance tout seul.

Le grand jour

Durant presque tout le chantier, LifeSong était emprisonné sous une grande bâche recouvrant entièrement le pont jusqu’à la ligne de flottaison. Nous avons donc pu travailler beau temps, mauvais temps, même pour faire la peinture. Un élément essentiel dans le succès de notre chantier. Cette bâche cependant nous empêchait d’apprécier l’avancement des travaux. On ne voyait pas bien la beauté de la peinture ou l’intégration du portique aux douces lignes de LifeSong. 

On s’est donc sentis comme à la veille de Noël lorsque nous avons «déballé» notre gros cadeau juste avant la mise à l’eau. Wow, on avait bien travaillé, le bateau était simplement magnifique.

Le grand jour était arrivé, notre LifeSong était méconnaissable après une telle métamorphose et elle allait enfin retrouver la mer!

Au total, nous serons restés neuf mois hors de l’eau à préparer jusqu’aux moindre détails notre nouvelle maison et outil de travail. La mise à l’eau nous a donc semblé comparable à un accouchement ou en d’autre terme à une «délivrance». Et comme un bébé, la mise au monde n’est que le début de l’aventure…

Premières navigations

On quitta Trinidad une semaine après la mise à l’eau, heureux de tourner la page sur une étape exigeante et qui nous paraissait sans fin.

On est partit avec un bon 20 noeuds de travers, un ris dans la Grand voile et génois légèrement enroulé. LifeSong a rapidement atteint les 9 noeuds de vitesse de croisière. Il n’y avait pas eu erreur sur la marchandise, le bateau marchait bien et restait confortable et silencieux même dans la forte houle. Un vrai bonheur de retrouver la mer dans ses conditions. 

Et Crack…

Puis après cinq heures de navigation, on a entendu un grand «Crack!» On ne voulait surtout pas y croire, mais de toute évidence, notre grand voile était déchirée sur un bon mètre et ça continuait de s’agrandir. On avait pourtant fait vérifier toutes les voiles et on nous avait assuré qu’elle tiendrait encore un ou deux ans… Le prix d’une Grand Voile sur un tel bateau  comporte beaucoup trop de zéros. Surtout en fin de chantier alors qu’on croyait être arrivé à bout des dépenses de toutes sortes… Mais bon, pas le choix, un voilier se doit d’avoir de bonnes voiles, on commanda donc lors de notre courte escale à Grenade une voile en urgence qui devait être livrée dans trois semaines à Saint-Martin.

On fit donc notre première croisière de Martinique à Saint-Martin qu’avec le génois. Heureusement, avec les alizés constant, le bateau marchait à merveille à 8 noeuds de moyenne. À Saint-Martin, notre grand voile arriva comme prévu et nous pûmes reprendre la route direction les Bermudes avec seulement un jour de retard.

Question de prolonger le plaisir, les petits travaux ont continués dans chaque temps morts de croisière et lors de chaque escales jusqu’à notre arrivée aux États-Unis. Rendu à New York, le bateau était finalement entièrement fonctionnel avec le chauffage dans chaque cabine et le double vitrage de nos trente hublots. Nous étions fin prêts pour la remontée vers le Groenland!

La suite de nos navigations, vous les avez peut-être lu dans nos articles précédents…

New York, New York

Les merveilles du Golfe

L’arrivée de LifeSong au Groenland

Les couleurs du Groenland

L’odeur de la maison

Et si c’était à refaire?

Tous les jours je me relancerais dans l’aventure, malgré les moments de doute et les stress financiers. Ce changement en valait totalement la peine. 

Par contre, jamais je n’entreprendrais un tel défi seule. Il faut savoir bien s’entourer et partager les épreuves en équipe. Sans aucun doute, la persévérance, la détermination, l’acharnement et le savoir-faire de Christophe ont été la clé de ce succès. 

Vous avez un brin de folie et beaucoup d’énergie (et de temps)… Lancez-vous!

Voir le montage vidéo de notre chantier…
La normalité pour notre Raphaël, qui vit à bord depuis ses trois jours, est tout autre que la plupart des enfants canadiens ou français… 

Pour lui, prendre sa collation en regardant les icebergs craquer est son quotidien. 

Ne pas avoir embarqué dans une voiture pendant plus de quatre mois ne lui manque pas.

Manger du poisson fraîchement pêché (espadon, requin, morue, truite, omble arctique) est son mêt préféré.

Regarder un phoque se faire dépecer ne le gêne pas; il comprend que c’est pour le manger.

Sauter dans l’annexe après la sieste pour aller à la pêche aux moules lui semble le plus beau réveil.

Regarder son papa faire l’entretien du moteur est son activité préférée. 

Apprendre à faire des roulades dans la mousse arctique est encore mieux que n’importe quel jouet.

Et voir des baleines souffler à quelques mètres du bateau lui semble moins exotique que de voir un chat!

Ses journées à bord, sont un peu différentes que s’il allait à la garderie… 

Pour Raphaël, une bonne journée « normale » commence par (aider à) faire des crêpes pour les équipiers qui cohabitent avec lui pour deux semaines. S’habiller rapidement pour pouvoir escalader l’échelle de la descente, mettre sa «pieuvre» (veste de flottaison) et, enfin, embarquer dans le «petit bateau» (annexe) et conduire le 15hp jusqu’à la côte! À terre, tout est merveilleux, les fleurs, les roches, les ruisseaux… Et c’est en enchaînant les «sauts de kangourou» d’une roche à l’autre, qu’il peut grimper juste assez haut pour prendre son goûter avec une vue sur l’infini. Des fois, Raphaël continue la randonnée dans le sac à dos ou regagne le bateau pour sa sieste dans son lit bercé naturellement par la mer.

 

Mais finalement, même avec cet horaire de vie atypique, comme la plupart des garçons de son âge, c’est une histoire d’amour avec les petites voitures. La collection complète se promène pour des courses toujours plus incroyables du cockpit à la cuisine. 

La plupart de nos équipiers se font prendre au jeu et retombent en enfance en faisant des «Vroum vroum» et des pistes de courses avec des coussins. 

Raphaël s’est beaucoup développé au court de notre saison grâce aux découvertes quotidiennes, aux multiples aventures, à la diversité de nos équipiers et à toutes ces heures privilégiées passées avec sa mère, son père et son Pierre. 

 

Là où je me suis vraiment rendu compte de son «décalage» par rapport au monde «normal» c’est lors de notre départ du Groenland en avion. Dans le bateau-navette qui nous amenait en une heure à l’aéroport, Raphaël n’a pas cessé de fixer les trois enfants groenlandais assis à côté de nous. Sans mot ni sourire, seulement à les observer sans bouger… C’est vrai qu’il n’a pas beaucoup vu d’enfants depuis quelques mois…

Mais finalement rendu à l’aéroport, les garçons (2 groenlandais, un danois et notre franco-canadien) se sont regroupés autour des petites voitures de Raphaël et, peu importe leurs langues, ils faisaient tous «vroum vroum» avec le sourire!

Ensuite, évidemment, prendre l’avion était excitant. Raphaël étant à son vingtième décollage, il adore et il n’a cessé de me dire «en haut, en haut!» durant le vol.

Nous avons ensuite gagné l’Islande pour une nuit et le lendemain avons rejoint l’aéroport international en autobus. Nous étions au premier rang pendant les 45 minutes de route, Raphaël m’a montré toutes les autos en disant leurs couleurs et à dit «GO» au chauffeur à chaque lumière verte. Je crois que les gens autour de nous ont pensé qu’il n’était jamais sorti de chez lui! Il voyait finalement des « vrais » voitures qui font de vrai «vroum vroum»!

À l’arrivée au Canada, Raphaël a découvert sa chambre d’enfant, son grand lit et une multitude de nouveaux jouets. Quelle émotion! 

Déjà pour moi, les différences d’ambiance entre Montréal et le Groenland étaient dures à assimiler… Simplement voir les feuilles des arbres vibrer sous le vent me semblait irréel et la vitesse de la vie tellement accélérée.

Pour Raphaël, le plus surprenant fût certainement de marcher sur de l’asphalte sans dénivelé, ni roches ou obstacles. Sa démarche bizarre, les jambes écartées ne pouvaient pas démentir sa surprise. C’est en le voyant si maladroit à faire une ligne droite que je me suis rendu compte qu’en fait cela fait des mois qu’il n’a que marché dans le bateau (qui bouge toujours un peu) ou sur terre où il n’existe pas de route ou d’espace nivelé. 

Mais comme les enfants se font à tout, en trois jours, sa drôle de démarche avait disparue. 

Donc finalement, que l’on vive sur un bateau ou à terre, en Polynésie ou au Groenland, en famille ou en équipage, un enfant s’adapte toujours et aime partage toujours sa joie de vivre avec ceux qui l’entoure.

Écrit par Emmanuelle Dumas, maman et seconde à bord de LifeSong

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L’odeur. Une simple odeur peut nous rappeler des milliers de souvenirs. C’est l’effet que cela m’a fait en arrivant au Groenland après 4 ans d’absence de cette terre que j’ai déjà un peu considérée comme mon chez-moi…

D’abord, il y a eu l’odeur de la mousse et de la terre dès qu’on s’est approché des côtes! J’ai tout de suite eu l’image des montagnes de la côte Est groenlandaise aux possibilités infinies. Les moments de détente, couchée dans la mousse, sous le soleil chaud des longues journées d’été. La diversité de petites mousses et lichens qui enrichissent cette terre rude. Les kilomètres à perte de vue de terrains sauvages où l’imagination d’un aventurier grimpe dans les nuages. Et cela m’a surtout rappelé cette ambiance groenlandaise que j’aime tant.

Ensuite il y a eu le débarquement à Nuuk et malgré que cette immense ville soit bien loin du calme de l’Est du Groenland, j’y ai retrouvé cette odeur de poisson et de phoque en décomposition. Une sensation qui peut paraître horrible au départ, mais c’est une odeur à laquelle on s’habitue. Une senteur qui m’a tout de suite rappelé « la maison ». Revoir les habitations de bois de toutes les couleurs, les visages souriants rougis par le soleil, les bateaux de pêche entassés dans le port et sentir cette fameuse odeur, m’a procuré un sentiment de bien-être instantané!

Quand on se rapproche d’un glacier ou même d’un iceberg, l’air change, se rafraîchit, le vent souffle légèrement pour nous apporter cette touche de fraicheur et de sel de mer.

Pour compléter cette redécouverte du Groenland, nous avons continué notre route à travers les fjords, les glaciers et les icebergs. Là, c’est l’odeur de l’air frais salé qui m’est apparue. Quand on se rapproche d’un glacier ou même d’un iceberg, l’air change, se rafraîchit, le vent souffle légèrement pour nous apporter cette touche de fraicheur et de sel de mer. Puis quelques fois, on entend les glaces qui nous parlent, qui craquent, qui tournent, qui fondent et qui grondent comme le tonnerre.

Voilà que nous sommes arrivés en baie de Disko, là où l’on trouve les plus gros icebergs de la région. Des monstres, des immeubles, des sculptures. La quantité d’icebergs par kilomètre carré est presque impossible, impensable. Aucune photo peut saisir cette immensité. Même face à face, elle reste difficile à saisir…

Ces dernières semaines au Groenland ont donc été pour moi un retour aux sources et un rappel que la nature est si belle, si fragile et si féroce à la fois.

Merci Kalaallit Nunaat de me faire vibrer depuis tant d’années. 

Histoire et aquarelles d’Emmanuelle, seconde sur LifeSong.
« Terre en vue, mon Capitaine! » cria la chienne du haut du mât.

Après des semaines de navigation tumultueuse dans les eaux de l’Atlantique Nord, Fanette l’Affreuse et le capitaine Christophe le Téméraire atteignirent finalement la terre de glace, le Groenland.

La légende d’un trésor enfoui dans un des profonds fjords de l’est de l’île avait amené nos amis à braver vents et marées.

Maintenant, ils étaient près du but.

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À peine s’étaient-ils approché des premières îles que Fanette aperçut une drôle de bête à l’horizon. Elle se précipita à l’avant du bateau pour voir de plus près.

À sa grande surprise, ce n’était pas une bête, mais un homme flottant dans une embarcation bizarre.

Après un échange de mots et de gestes, le Capitaine comprit que c’était un Inuit nommé Ikasak venu en kayak du village de Kusuluk un peu plus au nord. Il leur proposa de le suivre jusqu’à chez lui.

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Quelle surprise pour la Fanette d’y découvrir un village de maisons de bois multicolores. Elle qui croyait que les Inuits vivaient dans des igloos!

Voyant la curiosité de la chienne, Ikasak lui explique qu’en quelques années les choses ont bien changé dans leur mode de vie. Ils ont laissé leurs maisons de tourbe et de roches pour le confort des maisons de bois scandinaves.

Ils chassent maintenant les phoques et les baleines en bateau à moteur plutôt qu’en kayak. Ikasak, qui a toujours adoré le kayak, conserve précieusement celui de son grand-père, construit de bois, d’os et de peaux de phoques.

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À peine débarquée au village, la Fanette se fit offrir une montagne de poissons frais! Elle les dévora avec appétit, tout en écoutant d’une oreille la conversation de Christophe et d’Ikasak à propos du trésor. Quelle chance, Ikasak a déjà entendu parler du trésor caché au fond d’un fjord au nord-est de Kusuluk! Il offrit une carte au Capitaine et le conseilla sur le chemin à prendre pour s’y rendre.

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Dans l’excitation de l’approche du trésor, nos deux amis remontèrent vite à bord pour lever l’ancre. Fanette ne lâchait plus la carte des pattes, puisqu’elle était responsable de la navigation.

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En cherchant l’embouchure du fjord à la longue vue, elle découvrit à son grand désespoir un horizon bloqué de glaces et d’icebergs gigantesques. Malgré les dangers, leurs désirs de découvrir le trésor les fit continuer.

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Ils zigzaguaient depuis quelque temps entre les glaces à la recherche d’un passage quand tout à coup, la Fanette vit un immense dos noir émerger de l’eau. Elle n’avait jamais vu d’aussi gros poisson!

« Ce n’est pas un poisson Fafa, dit le Capitaine, c’est une baleine à bosse! Regarde, sur sa peau et sa queue on voit de petites bosses blanches. Ce sont des coquillages qui se fixent à elle. C’est pour cela qu’on l’appelle baleine à bosse.»

La Fanette n’en croyait pas ses oreilles!

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Le spectacle était trop beau et au travers de ce labyrinthe de glaces, ils suivirent leur nouvelle amie qui semblait leur montrer le chemin.

Ils arrivèrent à la côte sans difficulté et la baleine repartit aussi mystérieusement qu’elle était apparue.

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À partir d’ici, ils devront continuer à pied vers le glacier. Enfin, Fanette était heureuse de courir sur la terre ferme! Elle monta une colline et de là, elle n’en crut pas son museau, il y avait une autre bête qui ressemblait drôlement à un chien, mais tout mince et d’une bien étrange couleur.

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Elle prit son courage à deux pattes et alla à la rencontre de la bête. Après la surprise de voir une inconnue, le renard se laissa apprivoiser par cet animal à drôles de rayures.

-Tu as une drôle de couleur pour un renard…  lui dit la Fanette

-C’est parce que je suis un renard arctique, l’hiver je suis tout blanc pour me camoufler dans la neige et l’été, je deviens gris-brun pour me fondre à la terre et aux roches.

-Tu as toujours vécu ici? Connais-tu le trésor caché au fond de ce fjord?

-J’en ai entendu parler, mais jamais personne ne l’a trouvé. Je peux vous amener au pied du glacier si vous voulez.

-On te suit, s’empresse de dire la Fanette.

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Arrivée au pied du glacier, la Fanette était très impressionnée de l’immensité du glacier et du bleu profond des nombreuses crevasses. À peine avait-elle eu le temps de remercier le renard de les avoir amené jusque là que déjà Christophe lui attacha son harnais et la relia à lui par une longue corde. Si jamais il y avait une chute, cette corde était leur seul espoir de survie. Ils partirent immédiatement sûrs d’atteindre le col avant la nuit.

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Le capitaine cria soudainement : « FANETTEEEEEEEEeeeeeeeee!!!!! »

Puis, la corde les reliait la tira violemment vers l’arrière. Christophe tombait dans une profonde crevasse! Fanette n’avait pas le choix, elle devait rapidement arrêter sa chute. De toutes ses forces et toutes griffes dehors, elle ralentit tranquillement la chute jusqu’à l’arrêt complet.

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Quelle peur d’avoir pu perdre son meilleur ami! La catastrophe n’était pourtant pas encore terminée, Christophe devait réussir à sortir de là. Fanette savait qu’il lui faisait confiance, elle reprit donc rapidement son souffle et commença à le tirer hors du trou. Un petit pas après l’autre, l’espoir est revenu. Au fil des efforts, elle voit réapparaître le piolet, puis le chapeau et finalement le sourire de son maître.

« Bravo Fanette! Merci Fanette! » le remercia le capitaine avec mille câlins.

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À peine l’émotion passée que nos deux aventuriers reprirent la route vers le trésor.

« Nous sommes si près du but! » lui assura Christophe.

Pourtant, le but n’avait jamais semblé si loin, pour les pattes de Fanette qui, sous l’effort, devinrent toutes meurtries.

Après plusieurs heures de marche complexe aux travers des crevasses, enfin, ils arrivèrent au col. La Fanette crut rêver lorsqu’elle aperçut la vue de l’autre côté de la crête. C’était si beau qu’elle sembla avoir cessé de respirer, elle se sentit flotter, inondée d’un bonheur sans nom.

« Fanette dépêche toi, on doit trouver le trésor avant la tombée du jour! » Aux mots du Capitaine, la chienne descendit d’un coup de son petit nuage sur les mots du capitaine et se remit rapidement au travail.livre-fanette-suite-2-2

Ils cherchèrent sans relâche le trésor, un indice, le moindre signe particulier, mais le soleil touchait l’horizon et ils restaient les mains vides. Le Capitaine s’assit sur une roche, se mit à pleurer en disant qu’ils avaient perdu leurs temps et risqué leurs vies pour rien. La Fanette se sentit impuissante devant la déception de son ami.

Le soleil continua sa chute sous l’horizon et colora le ciel, la mer et les glaciers de rose, d’orange et de mauve. À cette latitude et  à cette période de l’année, les couchers de soleil duraient des heures. C’était un spectacle magnifique.

La Fanette s’approcha de son tendre maître qui pleurait toujours la tête entre les mains, elle lui donna un petit coup de museau sous le menton pour qu’il regarde un peu le paysage spectaculaire devant eux. Elle lui mit une patte sur la cuisse pour lui faire comprendre que le trésor, il était là devant leurs yeux. Leur plus beau cadeau se fût finalement ce voyage, cette aventure, ces rencontres, ces paysages inoubliables et tous ces précieux moments passés ensemble.

Le Capitaine la serra contre lui et pleura cette fois de bonheur.

FIN
Voici ce que pourrait être le récit ordinaire d’une de ces journées extraordinaires.

Écrit par notre merveilleux équipier: Yves!

Romancé bien entendu mais compilé exclusivement à partir de séquences réellement vécues à bord.

8 heures

L’odeur du café qui coule emplit doucement le carré. En voici déjà une seconde qui vient s’y mêler :
celle des crêpes qu’Emmanuelle s’affaire à préparer en silence. Un à un les équipiers émergent de
leurs bannettes respectives et échangent leurs impressions sur la nuit qui se termine, sur ce soleil du
grand sud qui ne se couche jamais vraiment, sur le vent qui a sifflé cette nuit.
Une tête passée par le capot de la descente pour humer l’air du matin, un petit tour sur le pont pour
découvrir le paysage de la veille sous un éclairage nouveau et tout le monde se retrouve autour de la
grande table du carré pour se régaler des crêpes encore fumantes.
Une porte s’ouvre et Christophe apparait, précédé de son inamovible sourire, lançant un chaleureux
« Bonjour tout le monde, bien dormi ? » Son café a lui attendra peut-être un peu ; état des batteries,
force et direction du vent, aspect du ciel, position du bateau dans le mouillage sont des questions
prioritaires.
Assis parmi ses équipiers, il annonce : Etape du jour = DORIAN COVE, à 60 milles d’ici, plein sud. On
part à 9 heures.

DORIAN COVE ???? Cove en anglais, ça signifie crique, anse, vallon, non ? On imagine quelque
chose de miniature, un peu secret, bien protégé. Les francophones ont envie d’entendre alcôve, pour
aller y protéger le bateau.
WIKIPEDIA nous apprendra qu’à cet endroit, dans l’archipel PALMER, découvert par CHARCOT en
1903, à qui il a donné le nom d’un député français, a été implantée une ancienne base argentine. Les
occupants sont partis en 1995 mais ont laissé les bâtiments en l’état, pour l’intérêt historique et à
titre d’équipement de refuge pour quiconque serait en difficulté à cet endroit-là.
WIKIPEDIA donnera surtout la latitude : 64°49
Bigre !
Pour ceux qui, comme moi, ont eu une enfance bercée par les Moitessier, Van God, Janichon et
autres, nous avons lu que si l’on parle de 40è rugissants, de 50è hurlants on parle de 60è solitaires.
Ces pages-là étaient effrayantes dans les récits de ces marins d’exception. Elles nous faisaient peur.
On les parcourait rapidement pour revenir dès que possible à des contrées plus clémentes.
On y va aujourd’hui ! Te rends tu compte de l’endroit où nous sommes ?

Non. Probablement pas très bien.
Quel endroit exceptionnel. 64 degrés sud. Pour de vrai. Incroyable.

9 heures

Le moteur est à présent lancé. Emmanuelle et Christophe ont muté en marins concentrés sur la
manœuvre, précis, efficaces, attentifs. Le guindeau relève le mouillage. Christophe accompagne au
moteur. Emmanuelle, de l’avant, lancera, mi sérieuse mi facétieuse « haute et claire capitaine »
quand elle verra apparaitre l’ancre, souvent plus ou moins emmêlée dans d’immenses algues
difficiles à décrocher.
Une fois le bateau dégagé de la proximité immédiate de la cote et calé sur sa route plein sud du jour,
l’équipage s’affaire à envoyer la toile. Une grand-voile hissée à plusieurs (c’est lourd !) et un génois
déroulé prudemment. C’est parti !
Le moteur se tait. Voilà le bateau qui se met à respirer puissamment, à vivre la mer, à assouvir son
insatiable appétit de milles, sans bruit, comme s’il ne voulait pas perturber le bel équilibre qui
l’entoure. Poussé fermement par la puissance de ces grands vents qui n’existent qu’ici.
Chacun prend sa place pour la traversée du jour. Dans le cockpit pour d’intarissables discussions sur
tous les sujets possibles, sur la plage avant pour un moment de rêverie solitaire, à la barre pour
sentir encore mieux vivre le bateau, à l’intérieur pour un moment de repos, ou tout simplement
d’intimité.
Emmanuelle et Christophe ne sont jamais loin, et même quand on ne les voit plus, ils sont encore là.
Chacun vit sa traversée personnelle, active ou contemplative, individuelle ou collective, au travers de
son appareil photos ou, au contraire, sans artifice pour s’’imprégner pleinement de chaque moment.
La petite silhouette du bateau sur l’écran du GPS indique la progression. Le mouillage quitté ne
disparait que lentement dans le sillage tant la visibilité est bonne et la zone de l’arrivée se distingue
déjà au loin.

La journée ne sera qu’un défilement ininterrompu de paysages qui n’existent qu’ici. La montagne
tombe dans la mer. Des sommets recouverts de glace millénaire et de neige étincellent dans le
soleil. L’atmosphère est d’une pureté exceptionnelle et le ciel d’un bleu unique. Chaque relief,
chaque glacier est différent du précédent. L’ensemble est d’une sauvagerie furieuse, terriblement
inhospitalière, mais d’une beauté indescriptible. C’est le désert le plus impitoyable de la planète.
L’homme n’a jamais pu s’établir durablement ici tant les conditions hivernales sont dures.
La végétation non plus n’y parvient pas, à l’exception de quelques modestes mousses et lichens.
Pas un arbre, pas une maison, pas un humain. Pas un bruit non plus.
Mais une faune exceptionnelle : une baleine, accompagnée de son imposant baleineau, satisfait son
énorme appétit de krill, qui prolifère ici. Les manchots, maladroits à terre, laissent ici éclater leurs
prodigieuses qualités de nageurs et de plongeurs, un troupeau d’orques taille sa route au loin, de
nombreux oiseaux vaquent à leurs occupations mi terriennes, mi aquatiques. Ici l’homme respecte
l’animal, qui, du coup, n’en a pas peur.

Une harmonie fabuleuse.
Chacun laisse son esprit vagabonder dans cet environnement d’exception, pleinement conscient qu’il
en ressortira marqué à jamais et qu’il est essentiel de ne pas perdre une seconde du spectacle
fabuleux que la nature lui offre.

13 heures

Le panneau de la descente s’ouvre : « le déjeuner est prêt » lance Emmanuelle, les bras chargés de
bols remplis d’une de ses créations quotidiennes, sorties de son imagination débordante et de son
talent rodé aux conditions particulières de la cuisine à bord du bateau. Chacun se régalera
simultanément du contenu du bol et du paysage qui continue de défiler.
Ou participera à la marche du bateau, suivra la progression sur la carte, assurera quelques taches
ménagères, selon l’envie du moment.

15 heures

Christophe annonce : DORIAN COVE est juste derrière la pointe que l’on voit là-bas devant. L’entrée
est un peu délicate. Il va sans doute falloir attendre que la marée monte. On va aller voir avec
l’annexe. Un moment d’activité pour affaler. Tous les bras disponibles sont bienvenus. L’annexe est
déjà à l’eau.
Le rassurant « doum doum doum » du moteur a pris le relais des voiles.
Effectivement, la passe est étroite et une tête de roche se trouve en plein milieu. Quelques coups de
sonde montrent qu’il manque une quarantaine de centimètres pour pouvoir entrer. Quelques
cailloux repère sont disposés sur la berge et retour au bateau. Une consultation de la table des
marées sur l’IPAD, un petit calcul et Christophe précise « dans ¾ d’heure, ce sera bon »
Quel bonheur d’avoir ¾ d’heure à perdre à cet endroit ! La mer est ici d’huile. Les oiseaux montrent
leur parfaite sérénité. Un skua quitte l’iceberg sur lequel il avait élu domicile pour venir se poser sur
le dôme du radar, curieux de voir des humains. Ce n’est pas tous les jours qu’il a de la visite. Les
baleines poursuivent leur ballet tout autour du bateau, nullement gênées de cette présence
inhabituelle.
Il fait un temps splendide, presque doux. Tout est calme. Le bateau attend, immobile, que la mer
monte.
« On y va » dit Christophe, posant ses jumelles.
Le « doum doum doum » s’accélère doucement. La falaise qui borde la passe s’approche. Vue du
bateau et non plus de l’annexe, la passe est encore plus étroite. La progression se poursuit
centimètre par centimètre. Chacun scrute les rochers au travers de l’eau parfaitement limpide. On
aurait presque envie de sauter, mais elle doit être à 2 ou 3 degrés. Frisquet quand même.
On pourrait maintenant presque effleurer la falaise en tendant simplement le bras.
« Faites attention, ça peut toucher » précise Christophe à ses équipiers qui s’assoient ou agrippent
un hauban, retenant leur souffle.
La tête de roche délicate défile lentement sous le bateau. Sans heurts.

« C’est bon » dit Christophe « il devait y avoir au moins 3 ou 4 centimètres sous la quille »
Facile.
C’est maintenant le mouillage proprement dit. L’ancre plonge dans cet écrin magique, entouré de
neige et de sommets immaculés. Exceptionnel. Unique. Fabuleux. Indescriptible.
Marche arrière.
« C’est pas tendu » lance Emmanuelle depuis l’avant, « toujours pas, ca commence, ca se tend, c’est
tendu, c’est très tendu, c’est très très tendu, c’est tendu comme un string »
Dans le langage du bord, comprendre qu’ on peut donc en rester là avec l’ancre.
« On va porter quatre aussières à terre » demande Christophe.
« Sur les rochers, là, la et là et là il y a un vieux poteau en béton sur lequel on peut se prendre »
Inutile de chercher un quelconque aménagement pour accueillir un bateau.
« Prenez de très gros rochers, on attend 50 nœuds d’Ouest cette nuit »
Bigre : 50 nœuds, ça couche les coiffes des bigoudènes de Saint Guénolé ca Madame.
50 nœuds dans cette minuscule crique, sans rien de prévu pour s’amarrer, les rochers à quelques
dizaines de mètres, seuls au monde sans aucune aide possible.
L’enfer au paradis en quelque sorte, à moins que ce ne soit l’inverse.
OK. Compris. On va les choisir très très très gros, les rochers.
Le bateau se transforme progressivement en araignée attendant sagement au milieu de sa toile que
le vent se lève. Ils peuvent venir les 50 nœuds. Ça ne bougera pas.
La colonie de manchots papou qui vit ici n’a même pas jeté un œil sur cette étrange arrivée. Ils
continuent de jacasser bruyamment, fort occupés à voler les quelques pierres qui font le nid du
voisin pour améliorer le leur. Madame est partie pécher pour nourrir le petit qui se blottit depuis
quelques jours à peine entre les pattes de son père, bien au chaud. Quand elle reviendra, les rôles
s’inverseront. Ce couple, uni pour la vie, ne dispose que d’une période très courte pour donner la vie
dans ces conditions extrêmes. La mortalité juvénile sera très importante. Mais les colonies
prolifèrent, dans une odeur putride que le vent porte jusqu’au bateau.
Quelle adaptation fabuleuse pour ces animaux fascinants.
« Qui veut aller à terre ? » Tout le monde bien sûr. Débarquement en annexe et curieuse sensation
de marcher sur un sol qui ne bouge plus après la journée de mer.
Les manchots se détournent à peine, C’est à nous de les éviter et de garder nos distances. Ici, c’est
l’homme qui est porteur des maladies.
Un phoque endormi au soleil sur un rocher ouvre un œil nonchalant à notre passage avant de se
rendormir dans un souffle bienheureux. Quelle nature sereine.
Petite marche jusqu’aux bâtiments. La congélation hivernale aide sans doute à conserver ces
baraques en bois en état correct. Les argentins, partis depuis plus de 20 ans, en ont peint une en
orange. Elément de sécurité naturellement.

« C’est ouvert ? « Bien sûr que c’est ouvert.
La porte grince doucement et découvre un intérieur presque cosy. La cuisine, les sanitaires, les
chambres, la salle à manger, une pièce de travail.
Quelques photos d’aviateurs argentins sont encadrées aux murs. Chapeau les gars, d’être venus
travailler ici.
Le général untel, moustache, casquette et décorations bien en vue a naturellement droit à sa plaque
également.
Quelques cartes, documents administratifs divers et, surtout, une cambuse encore très garnie
donnent l’impression que les occupants sont partis hier et vont revenir d’un moment à l’autre.
Impression étrange. La vie et la mort se tutoient ici.
La ballade vers les manchots se prolonge un peu. Beaucoup. Longtemps. C’est si beau. Ces animaux
heureux sont tellement attachants.

19 heures

Retour au bateau.

« Je vous ai préparé un pisco sour en apéritif pour fêter cette belle journée de navigation ».
Et dans les règles de l’art sud-américain s’il vous plait. Aucun détail de la préparation ne sera négligé.
Mais un seul verre du breuvage en question sera plus raisonnable.
Il y a toujours quelque chose à fêter à bord du bateau !
« Et en diner, je vous propose… » chaque jour une création différente, toujours avec des produits
frais, soignée, créative, élégante, et parfaitement réalisée.
Avec beaucoup de patience, il est parfois possible d’obtenir l’autorisation de s’approcher de la
cuisine pour aider à la préparation, si on le souhaite !
« Et pour accompagner le plat, que diriez-vous d’un carmenere chilien ? » demande Christophe.
Comme il vous proposerait un verre d’eau.
Alors qu’il sort de dessous sa couchette un cépage qui ferait transpirer un sommelier professionnel à
son examen final.
Décidément, l’enfer s’invite dans le carré du bateau ce soir. Comme tous les soirs d’ailleurs.
Le diner sera animé, improbable, surprenant, mais toujours chaleureux et souriant. Bien malin celui
qui pourrait en deviner les thèmes de conversation à l’avance. Souvent la mer, la voile et les bateaux
quand même !
Souvent, des beaux moments d’émotion aussi. Pour toutes sortes de raisons.
Chacun y vient avec son parcours, sa personnalité, son histoire, sa motivation par rapport au voyage
en cours, son expérience, ou pas, de la mer et des bateaux, sa fatigue ou sa forme du jour.
Quelquefois, un jeu pourra prolonger la soirée.
D’autres jours chacun entrera dans la solitude de la lecture du livre apporté, qu’il partagera, ou pas,
le lendemain, avec ses compagnons. Beaucoup se confieront à leur carnet de voyages, qui

consignera, pour certains, des informations objectives et factuelles sur l’étape du jour, la navigation,
le nom des lieux, les distances, etc…
Pour d’autres, ce sera plutôt un recueil tout à fait subjectif d’émotions et d’impressions.
Ce sera aussi parfois au travers de photos prises, ou de pinceaux qui permettront de fixer une image
sur une aquarelle.

Le vent annoncé arrive. Le grément commence à siffler. Les mouvements du bateau, qui
tire sur ses amarres, se font plus sensibles.
La colère des éléments se met en place.
Qu’importe, il fait doux et chaud dans la couchette. Le bateau ne bougera pas. Il en a vu d’autres. La
nuit sera bonne.
Et les manchots jacassent toujours devant ce soleil qui ne se couche décidément jamais.